Fantaisies historiographiques chez Javier Milei (Diana Quattrocchi-Woisson)

Fantaisies historiographiques chez Javier Milei
Une interprétation décadentiste et messianique de l’histoire argentine

Diana Quattrocchi-Woisson

Avec plus ou moins d’intensité toutes les sociétés ont utilisé le passé pour justifier les choix du présent. Mais en Argentine, cette pratique a été si fréquente et si répandue que l’on peut bien parler de paroxysme. La politisation de l’histoire et l’historisation du politique est un phénomène de longue date, que j’ai eu la possibilité d’étudier en profondeur et qui m’a beaucoup appris sur l’intolérance argentine et sa culture factieuse[1]. Toutes les forces politiques argentines se sont consacrées à utiliser et à accommoder les événements du passé pour justifier leur programme politique ou économique. Javier Milei n’échappe pas à cette pratique, mais il le fait d’une façon différente, avec le style grandiloquent et à contrecourant qui lui a donné jusque-là de si bons résultats.

Le titre de ma contribution, « Fantaisies historiographiques chez Javier Milei », n’est nullement péjoratif. Fantaisie veut dire « imagination libre, sans contrainte ni règle ». Fantaisies signifie que l’imagination se donne libre cours, sans se soucier des règles formelles. Qu’il nous plaise ou qu’il nous déplaise, on ne peut pas nier que Javier Milei soit un homme créatif et imaginatif. Fort de sa légitimité d’origine, avec son style provocateur et frontal, il innove les formes d’exercer son rôle de Président. Sa marque de fabrique est d’aller contre les idées reçues et contre le consensus. Il n’est pas étonnant qu’il soit aussi radicalement différent dans son interprétation du passé. Car personne avant lui s’est permis de jeter par-dessus bord un siècle complet d’histoire argentine, grosso modo tout le vingtième siècle.

Dès son discours d’investiture, le 10 décembre 2023, dans la rue, en tournant le dos au Parlement, il affirma qu’il venait mettre fin à plus d’un siècle de décadence argentine. Ce long siècle de décadence selon Milei est à géométrie variable. Parfois il commence en 1916, avec le premier gouvernement élu au suffrage universel, mais parfois il est beaucoup plus long.  Lors de l’interview exclusif qu’il a accordé à un média français, fin septembre, « Le Journal de Dimanche », Javier Milei affirme qu’il vient rompre avec 123 ans de décadence argentine.

Il ne s’agit pas que des déclarations, les fantaisies historiographiques de Javier Milei, s’expriment aussi avec des événements spectaculaires, destinés à marquer les esprits. Le premier fait notoire qui a scandalisé une partie très importante de la société argentine, eut lieu le 8 mars 2024, au même moment où une grande manifestation féministe se déroulait à Buenos Aires et dans toutes les grandes villes argentines. Ce même jour, le gouvernement distribue un film vidéo où l’on montre la sœur du président changer la décoration d’une salle de la Maison de Gouvernement. Karina Milei, promue secrétaire générale de la présidence, transforme devant la caméra, la « Salle des femmes du Bicentenaire » en « Salle des héros fondateurs de la patrie ». Cette salle consacrée aux femmes argentines, du XIXe et du XXème siècle avait été inaugurée par l’ex-présidente Cristina Kirchner en mars 2009, comme prélude des activités pour la célébration du Bicentenaire de l’Indépendance en 2010.

Le panthéon pictural des héros fondateurs des frères Milei est donc exclusivement masculin. Dix-huit tableaux, avec les portraits d’hommes d’action et de gouvernement du XIXème siècle argentin depuis l’Indépendance (San Martin, Belgrano, Alberdi, Sarmiento, Mitre, Urquiza, Roca, etc). Dix-huit images d’Épinal, dans le sens français du terme, c’est à dire une vision traditionaliste et naïve qui met en avant uniquement les bons côtés d’un personnage historique. Au milieu de ce panthéon iconographique du XIXème siècle, un seul portrait concerne un homme du XXe siècle, c’est celui de l’ex-président Carlos Menem, considéré par Javier Milei, « le meilleur président des derniers 40 ans ».

Vous voyez bien qu’il ne faut pas s’attendre à la cohérence dans les fantaisies historiographiques de Javier Milei. Les contradictions en font partie. Pour lui tout le vingtième siècle argentin fut mauvais et décadent, toute la classe politique argentine fait partie d’une caste de voleurs, avec une exception de taille. Peu importe pour lui que l’ex-président Menem ait été jugé et condamné pour de nombreux faits de corruption. Or, Menem a évité la prison, grâce à son immunité parlementaire, donc grâce à sa condition de « membre de la caste » puisqu’il fut sénateur pendant seize longues années, depuis 2005 jusqu’à sa mort en 2021. Si pendant toute la campagne électorale Javier Milei a déclaré vouloir détruire la « caste politique », force est de constater que, dans l’exercice de sa présidence, de nombreux membres de la classe politique argentine ont trouvé sa considération distinguée.   

Le style et la méthode de Javier Milei relèvent de la provocation constante, c’est sa façon de mener à bien ce qu’il considère sa « bataille culturelle ». Or, il existe bien en Argentine un public qui célèbre et applaudi ce genre de coups de pieds que Javier Milei et sa sœur aiment donner au monde des beau parleurs et des bien-pensants. Toutefois, il existe également une importante communauté intellectuelle qui, effrayée par ces méthodes et ces provocations, poussa aussitôt un cri de colère.

En effet, le lendemain même de cette affaire de remplacement iconographique et de misogynie provocatrice, un groupe d’historien argentins rédige un document intitulé « Milei devant l’histoire argentine » et ce document obtient 558 adhésions de spécialistes en sciences humaines et sociales travaillant dans les universités argentines et dans le CONICET, avec indication de leur nom et de leur appartenance institutionnelle. Ce document obtient aussi, en solidarité, 288 signatures de spécialistes en sciences humaines et sociales à l’étranger, dont un nombre important de collègues travaillant en France.

C’est fut un cri de colère et d’avertissement devant la « menace » que nos collègues ont vu peser sur la vie intellectuelle argentine et tout particulièrement sur leur profession. C’est un témoignage destiné à nous, leurs contemporains, mais aussi aux générations futures.  Ce document à vocation historique, de la part de mes collègues historiens, mérite d’être connu, il exprime, tout autant que les manifestations de retraités ou de la jeunesse universitaire un ras le bol social bien réel, qui ne trouve pas encore une expression nationale ou majoritaire.

Voici quelques extraits de ce document publié le 9 mars 2024 :

« Nous savons que l’arrivée de Javier Milei à la présidence est le symptôme d’un profond malaise social et des défaillances profondes de la démocratie argentine et de ses gouvernements. Mais à 40 ans de la fin de la dernière dictature, le risque est que la démocratie cesse d’être le système à améliorer pour construire une vie ensemble. Avec sa politique, Javier Milei met en risque le pacte fondateur de 1983. Certes, il a triomphé lors d’une élection démocratique gagnée en deuxième tour, mais ce ne fut pas un plébiscite. L’histoire ne donne pas de leçons, mais elle nous permet de formuler un avertissement. Nous n’acceptons pas de nous taire devant ce qui nous semble incorrect et nous indigne. Nous voulons avertir du danger qui se lève contre notre société. Si cette brutale avancée autoritaire persiste, peut-être que, dans le futur, notre texte rappellera à quelqu’un que le fil invisible de la solidarité humaine ne peut jamais être complètement coupé, que l’autoritarisme a toujours trouvé des résistances ».

Javier Milei, imperméable aux critiques, continue sa politique d’électrochoc, et de temps à autre s’offre un spectacle pour mettre en scène ses fantaisies historiographiques. Ainsi, le samedi 12 octobre, il organisa un rassemblement dans un palais très beau et très emblématique de la ville de Buenos Aires, l’ancien palais de la Poste et des Télécommunications. Ce Correo Central fut transformé en grand Centre Culturel du Bicentenaire en 2010, rebaptisé deux ans après, en 2012, « Centre Culturel Néstor Kirchner » par sa veuve, l’ex-présidente Cristina Kirchner.  Par décret, le président Milei vient de décider le changement de nom. Le Centre Culturel Néstor Kirchner a été rebaptisé, « Palais de la Liberté Domingo Faustino Sarmiento ». Lors de cette ré-inauguration Milei a dit : « Bienvenus à l’un des premiers pas pour changer l’Histoire. Histoire qu’ils ont voulu prostituer en changeant les noms, en salissant les grands héros de la Patrie.  C’est un plaisir d’être ici avec vous pour inaugurer le Palais de Liberté Domingo Faustino Sarmiento. Certains y verront qu’un simple changement de nom, mais pour nous c’est le début d’une nouvelle étape destinée à exalter nos plus grands héros et laisser derrière nous le culte aux politiciens qui ont trainé le pays vers la décadence et l’humiliation ».

Nous sommes en France, il semble inimaginable ici vouloir changer le nom de la Bibliothèque Mitterrand, du Centre Pompidou ou du Musée Chirac. Mais en Argentine les changements partisans de noms des rues et des bâtiments ont été malheureusement très fréquents. Et les résultats ont été désastreux, comme si les interdictions et les excommunions de longs périodes historiques suscitaient l’effet contraire (effet boumerang). Les libéraux de la deuxième moitié du XIXème siècle, si admirés par Milei, ont voulu bannir un quart de siècle d’histoire argentine, les 25 ans du gouvernement de Juan Manuel de Rosas, considérés comme une sanglante tyrannie par les présidents libéraux qui ont gouverné le pays après 1852.

De la même manière, un siècle après, en 1955, les militaires qui ont bombardé la maison de gouvernement et destitué le président Juan Domingo Perón, élu au suffrage universel trois ans auparavant, ont débaptisé tout les lieux et les rues qui portaient le nom du « tyran déchu » ou du « deuxième tyran », comme il fallait dire puisque prononcer le nom de Perón était interdit et susceptible de vous amener en prison. De même furent débaptisés les hôpitaux, quartiers et écoles qui portaient le nom d’Eva Perón, décédée en 1952. A retenir que ce coup d’état militaire souhaitant effacer le nom de Perón et du péronisme dans tout le territoire argentin, portait le nom de « Révolution Libératrice ». L’histoire argentine est pleine d’exemples où sous les cris étourdissants du mot « Liberté » on a commis bon nombre de crimes liberticides.

La période que Javier Milei considère l’Age d’or de l’histoire argentine a été très bien étudiée par des grands noms de l’historiographie argentine[2]. Cette période dite de l’Ordre Conservateur ou de la République Oligarchique, fut celle du plus spectaculaire triomphe du libéralisme en Amérique latine. Une classe politique homogène et restreinte va gérer le pays comme une grande estancia qui doit produire au moindre coût. L’Argentine était devenue le grenier du monde, elle exportait la laine, la viande et le blé et elle importait les capitaux et la main-d’œuvre pour l’installation de chemins de fer et de frigorifiques. Les membres de l’élite argentine dépensaient leurs grosses fortunes en Europe, particulièrement en France, et les garçons de bistrots parisiens avaient l’habitude de dire « riche comme un Argentin ».

Il serait de mauvaise foi de reprocher au président Javier Milei de rêver d’une Argentine riche et puissante comme celle de la fin du XIXème siècle. Mais une Argentine riche, sans Etat, sans classe moyenne et sans citoyenneté ?  Milei se vante d’être le premier président anarchiste-capitaliste de l’histoire argentine, ce qui est tout à fait vraie. Il se considère la « taupe » qui vient détruire l’Etat de l’intérieur même de l’Etat. Or, la génération de 1880 qu’il déclare admirer fut celle qui construit les bases matérielles de l’Etat moderne en Argentine.

Le régime conservateur, mais libéral et républicain de la période 1880-1910 fut celui qui instaure le mariage civil, qui créée la monnaie nationale et la banque nationale, (el Banco Nacion en 1891), la Banque Hypothécaire (pour résoudre à partir de l’Etat le problème du logement), la loi 1420 d’Education, obligatoire, gratuite et laïque, la loi des universités nationales, la séparation de l’Eglise et l’Etat, la création des écoles normales pour la formation des instituteurs, la fin de l’enseignement religieux obligatoire dans les écoles, les lois qui consacrent le mariage civil et même le divorce, la création du registre national des personnes, le service militaire obligatoire… Et beaucoup d’etcétéras.

Javier Milei se déclare contre l’Etat qu’il veut détruire, mais il admire les constructeurs de l’Etat moderne argentin. Nous ne sommes pas à une contradiction près, et ce n’est peut-être pas le plus important. Si Javier Milei sortait de ses fantaisies historiographiques, pour se documenter, il découvrirait que cette république libérale aux libertés restreintes fut rongée très tôt de l’intérieur-même par ce que j’appelle « la précocité démocratique argentine »[3]. Pendant ces années-là, la corruption, l’affairisme et la crise de la dette souveraine ont produit une très importante réaction citoyenne exigeant la moralisation de la chose publique. Avec la révolte démocratique de juillet 1890 à Buenos Aires, on obtient la démission du président Juarez Celman, chose jamais vue auparavant. Ce fut le vice-président Carlos Pellegrini qui assume la présidence pour compléter la période présidentielle de 6 ans. Le ver était donc déjà dans le fruit, parce qu’une partie importante de la société civile s’est mis en mouvement pour exiger au libéralisme argentin qu’il soit conséquent avec les idées de la liberté et qu’il soit aussi libéral politiquement. Ce fut le coup d’envoi des luttes héroïques pour la mise en place et le respect du suffrage universel en Argentine.

En guise de conclusion : De toutes les fantaisies historiographiques de Javier Milei, celle qui nous parle d’un long siècle de décadence argentine est la plus dangereuse. C’est comme vouloir jeter le bébé avec l’eau du bain. Se débarrasser de quelque chose d’essentielle dans le but d’éliminer les ennuis et les contraintes qu’elle implique. Nier les apports du vingtième siècle c’est nier l’ascenseur social qui a permis l’essor de la classe moyenne argentine. Avec son interprétation outrancière et décadentiste Javier Milei nie l’immense rôle d’intégration, politique, sociale et culturelle joué par le suffrage universelle et l’intermédiaire de deux grandes forces politiques qui ont traversé le vingtième siècle argentin : Le Parti Radical et le Parti Péroniste. Radicaux et péronistes se sont partagés les faveurs de l’électorat et chacun à sa manière a su incarner, à un moment donné, les aspirations démocratiques de la société argentine. Tous les deux sont nés pour accomplir une tâche d’intégration sociale en mobilisant les exclus de la modernité capitaliste, les immigrants dans le cas du Parti radical, les ouvriers dans le cas du Parti péroniste.

Bien évidemment les partis politiques peuvent naître, vivre et mourir. Mais les cultures politiques ne s’effacent ni par décret ni par des fantaisies historiographiques. Le grand tournant de cette année 2024 en Argentine impose une reconfiguration des partis politique. Mais cette reconfiguration serait boiteuse sans un droit d’inventaire de tout ce qui a apporté le vingtième siècle aux Argentins.  Ce ne fut pas un siècle de décadence, ce fut un long et extrême vingtième siècle où la démocratisation précoce et originale du système politique a laissé des marques ineffaçables. C’est la polarité démocratisation /autoritarisme tout au long du vingtième siècle qui mérite d’être étudiée et comprise. La culture démocratique fut souvent contrariée, frustrée et inassouvie, mais elle a eu des grandes occasions historiques de s’épanouir.

Javier Milei propose de balayer d’un revers de la main ce long vingtième siècle pour revenir aux dernières années du XIXème. L’époque d’une république oligarchique qui possédait tout l’appareillage institutionnel moderne, une Chambre des Sénateurs, une Chambre de Députés, des partis politiques, mais la règle invariable était que le Président sortant choisissait son successeur. Le suffrage était censitaire et les élections régulières, mais elles étaient des élections manipulées et théâtrales.

Comment définir donc les fantaisies historiographiques de Javier Milei ? Eh bien, pour moi elles sont une combinaison dangereuse de décadentisme et de messianisme. Il se considère l’homme choisi par la Providence et les forces du ciel pour mettre fin à la longue décadence argentine. Son interprétation possède tous les ingrédients de ce qui fut le courant artistique décadentiste, né en France à la fin du XIXème : un penchant et une attirance pour l’irrationnel, la mort et le mystère et une idéologie esthétique de l’excès et de l’artificialité.


[1] Diana Quattrocchi-Woisson, Un nationalisme de déracinés. L’Argentine pays malade de sa mémoire, Editions du Cnrs Paris, 1992.

[2] Tulio Halperin Donghi, Natalio Botana, Ezequiel Gallo, Roberto Cortés Conde

[3] Diana Quattrocchi-Woisson, Histoire politique de l’Argentine, 1890-2001, Un long et extrême vingtième siècle sud-américain, Agami-éditions, Paris, 2017.

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