Mémoires de la dernière dictature civilo-militaire sous le gouvernement argentin actuel (2023-2024)
Aurélia Gafsi *
Bonsoir à tous et à toutes et merci de votre présence. Aujourd’hui, je vais vous parler de la question de la mémoire collective de la dernière dictature (1976-1983) et des droits humains dans l’Argentine actuelle. Je rentre d’un séjour de terrain de six mois à Buenos Aires et La Plata dans le cadre de ma thèse. Je vais donc vous présenter des faits et des discours auxquels j’ai assisté ou desquels j’ai parlé avec mes interlocuteurs argentins. Je vous propose de prendre comme point de départ le début du gouvernement de Javier Milei. En décembre 2023, la nomination de l’ancien juge Alberto Baños comme secrétaire des droits humains avait inquiété les associations de droits humains. Paula Litvachky, directrice du CELS (Centre d’études légales et sociales) avait déclaré que cette nomination confirmait qu’il n’y aurait pas de politique de droits humains. Alberto Baños est considéré comme un juge « dur » et lié à la police. Le dernier procès sur lequel il a travaillé était la disparition du policier Arshak Karhanyan. Dans ce contexte, il avait refusé d’empêcher la police d’enquêter, malgré des preuves qui semblaient indiquer l’implication d’un policier, ami du disparu.
L’inquiétude qui a marqué le début de ce gouvernement par rapport aux droits et à la mémoire de la dernière dictature a laissé place à l’indignation le 24 mars 2024. Depuis 2002, ce jour qui est la date anniversaire du coup d’État militaire de 1976, est le jour national de la « mémoire pour la vérité et la justice » (loi 25 633). En 2006, pendant le mandat de Néstor Kirchner, cette date est devenue un jour férié national (loi 26 085). La consécration légale de cette date par rapport à la mémoire collective au sujet du passé récent et violent s’est accompagnée de pratiques sociales dans l’espace public. Les manifestations organisées par les associations de droits humains dans tout le pays chaque 24 mars en sont le signe. Le 24 mars 2024 a été l’occasion de la première manifestation mémorielle massive dans le contexte d’un gouvernement dont le président et la vice-présidente justifient la répression dictatoriale systématique. J’ai participé à cette manifestation pendant laquelle, l’avenue de Mai (Buenos Aires), du Congrès jusqu’à la place de Mai, s’est remplie d’une foule intergénérationnelle. À l’occasion du 48ème anniversaire du coup d’État, le CELS a rédigé et collé dans les rues de la ville un « pacte de mars ». Ce pacte en 10 points promeut, entre autres, la défense de la démocratie, la condamnation des militaires et de leurs complices pour les crimes commis pendant la dernière dictature. Le format de cette initiative peut être compris comme une réponse au « pacte de mai » que le président avait annoncé lors du discours d’ouverture des séances ordinaires au Congrès le 1er mars. Il avait annoncé qu’il voulait signer avec les gouverneurs et les dirigeants politiques « un contrat social qui établisse les dix principes du nouvel ordre économique argentin »[1]. Le contrat établi par le CELS pour le 24 mars prend le contrepied de celui que voulait mettre en place le président pour deux grandes raisons : d’une part, le CELS propose à toute la société de participer à la mise en place du pacte qui était collé dans l’espace public, il ne s’agit donc pas d’une initiative entre des représentants politiques ; d’autre part, le pacte ne se centrait pas sur l’économie mais sur la démocratie et les valeurs qu’elle implique (liberté d’expression, droit à l’information, droit de manifester…).
Le même jour, sur les réseaux sociaux de la Casa Rosada une vidéo intitulée « Jour de la Mémoire pour la Vérité et la Justice Complète » a été publiée. La modification du nom légal de ce jour indiquait d’ores et déjà que cette vidéo s’opposait à la mémoire collective institutionnalisée par certains gouvernements, en particulier par celui de Néstor Kirchner (2003-2007) et de Cristina Fernández de Kirchner (2007-2015). Parmi les trois intervenants de la vidéo, figuraient : María Fernanda Viola, la fille du militaire Humberto Viola assassiné en 1974 par l’ERP (Ejército Revolucionario del Pueblo) dans le Tucumán et Luis Labraña qui se présentait comme un « ancien guerrillero (FAP, FAR, Montoneros) ». María Fernanda Viola interrogeait le spectateur en demandant « où étaient les droits humains de sa sœur qui avait 3 ans » quand elle a été tuée dans le même contexte que son père, en 1974, donc avant le coup d’État militaire. De son côté, Luis Labraña affirmait le chiffre de 30 000 disparus était une invention, que c’était « un drapeau de mensonge » et qu’il fallait « enterrer le cercueil » du passé. Ce n’était pas la première fois que le chiffre symbolique de 30 000 associé aux disparus par les secteurs de droits humains était critiqué, dénoncé ou nié publiquement. Il y a quelques années, deux représentants gouvernement de Mauricio Macri (2015-2019), le ministre de la Culture (Darío Lopérfido) et le directeur des douanes (Juan José Gómez Centurión) ont publiquement nié le chiffre symbolique. La nouveauté ne réside donc pas dans les déclarations de Luis Labraña mais dans le fait qu’elles soient légitimées par le gouvernement car elles sont intégrées dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux de la Casa Rosada. Cette vidéo a indigné tous les groupes de défense des droits humains : associations, familles de disparus ou de personnes assassinées par la dictature, artistes, étudiants… Son contenu reprenait en effet la « théorie des deux démons » qui existe depuis le retour à la démocratie en 1983. Selon cette théorie, la violence étatique et répressive menée par les représentants de la junte militaire entre 1976 et 1983 serait comparable à la violence de groupes armés locaux ce qui conduit à une « réhabilitation des oppresseurs »[2]. Cette vidéo incarne donc la position officielle du gouvernement qui reprend et réactualise cette théorie qui banalise la violence criminelle qui a pris pour cible toute une partie de la société entre 1976 et 1983. Ce discours a été perçu par mes interlocuteurs comme une provocation, ce n’était pas la première du gouvernement actuel. Dans son discours au Congrès le 1er mars, le président avait en effet indiqué que si le gouvernement d’Alberto Fernández avait bien fait les choses pendant la pandémie, il y aurait eu « 30 000 morts, pour de vrai ». Il renvoyait ainsi implicitement au chiffre symbolique des 30 000 disparus pour le nier.
Aux provocations du gouvernement par rapport à cette mémoire collective se sont ajoutées des mesures d’hostilité contre les lieux de mémoire. Dans la ville de Buenos Aires, cinq anciens centres clandestins de détention, de torture et d’extermination sont aujourd’hui des lieux de mémoire : l’ancien « Atlético », l’ancien « Olimpo », « Automotores Orletti », « Virrey Cevallos » et l’ancienne ESMA (École de Mécanique de la Marine). Début avril, les contrats de travail de leurs salariés ont été prolongés de 3 mois seulement jusqu’à fin juin, sans aucune garantie pour la suite, laissant les employés dans l’incertitude et l’inquiétude. J’ai participé à plusieurs séances de l’assemblée organisée dans le lieu de mémoire Virrey Cevallos pendant le mois d’avril. L’objectif était de trouver des moyens de donner une visibilité au lieu de mémoire et l’« occuper socialement ». Le 27 avril, une feria a été organisée dans ce lieu de mémoire avec diverses activités : une radio ouverte, une pièce de théâtre, la performance d’un groupe de murga.
Quelques mois plus tard, la précarité des conditions de travail des salariés des lieux de mémoire s’est confirmée avec une série de licenciements fin juin. Le 4 juillet, j’ai participé à la ronde hebdomadaire des Mères de la Place de Mai. Après ce rassemblement, l’association des Grands-Mères de la Place de Mai a organisé une manifestation pour dénoncer cette situation. Sur une scène installée face au Cabildo, se sont succédés, par ordre de parole : les survivants de la dictature Carlos Lorkanipdse et Margarita Cruz, le prix Nobel de la Paix Adolfo Pérez Esquivel, l’enfant volée Sabrina Valenzuela Negro (elle a retrouvé son identité en 2008), une membre de « Théâtre pour l’identité » (Luisa Culioc), Estela de Carlotto, Victoria Montenegro (députée du parti Unión por la Patria) et Myriam Bregman (députée du Partido de los Trabajadores Socialistas). Tous les discours dénonçaient les provocations et les attaques du gouvernement contre la mémoire collective et les droits humains.
Quelques jours plus tard, le 11 juillet, une nouvelle actualité a choqué les secteurs de droits humains. Six députés du parti présidentiel ont rendu visite à des condamnés pour crimes contre l’humanité pendant la dernière dictature, dont Alfredo Astiz (lieutenant de frégate qui a notamment infiltré les Mères de la Place de Mai et conduit à la séquestration et à la disparition forcée du groupe des « 12 de la Santa Cruz »). Cette rencontre a été organisée par Beltrán Benedit, ingénieur de formation et député de « La Libertad Avanza ». Dans un message WhatsApp devenu public, il expliquait : « Nous sommes allés voir d’anciens combattants qui ont livré bataille contra la subversion marxiste »[3]. L’argument d’une guerre pour désigner la répression dictatoriale a été utilisé par les avocats de la défense des membres des juntes pendant le procès de 1985. L’usage du mot « subversion » reprend à la fois cette défense qui justifie les crimes commis mais renvoie aussi à la propagande pendant la dictature. Le discours officiel des quatre juntes militaires qui se sont succédées entre 1976 et 1983 avait construit la figure d’un « ennemi interne », le « subversif », pour justifier la violence exercée. Pour plusieurs de mes interlocuteurs, il ne s’agissait pas tant d’une visite que d’une réunion de travail en vue de faire libérer les condamnés, qui se définissent eux-même comme des « prisonniers politiques ». Il y a actuellement le projet d’un décret autour de l’idée de « délai raisonnable » : la justice aurait un délai de 25 ans pour condamner des crimes qui seraient ensuite prescrits. De plus, deux députées de « La Libertad Avanza » qui ont participé à la « visite-réunion » du 11 juillet (Rocío Bonacci, Lourdes Arrieta) ont indiqué avoir reçu un projet de la part des personnes emprisonnées pour l’assignation à résidence des détenus de plus de 70 ans. L’assignation à résidence est perçue, par beaucoup de nos interlocuteurs liés à la défense des droits humains, comme une façon d’alléger la condamnation juridique des personnes ayant commis des crimes contre l’humanité. En décembre 2023, sur un total de 3 744 personnes jugées pour crimes contre l’humanité, 1 173 ont été condamnées, 184 absoutes et 1 151 sont mortes avant la fin de leur procès (données de la Procuraduría de Crímenes contra la Humanidad, équivalent de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité). 77% des personnes condamnées étaient déjà assignées à résidence à ce moment-là.
À la quête de justice des associations de droits humains, s’ajoute une quête de vérité, comme le résume un slogan très utilisé : « Mémoire Vérité et Justice ». La CONADI (Commission Nationale pour le Droit à l’Identité) joue un rôle essentiel par rapport à cette quête de vérité. Créée en 1992, elle était jusqu’à peu présidée par Claudia Carlotto, la fille d’Estela de Carlotto, présidente emblématique de l’association des Grands-Mères de la Place de Mai. Le 14 août dernier, le ministère de la justice a fermé la CONADI. Le site du ministère indiquait que la CONADI violait la division des pouvoirs et était incompatible avec la Constitution. L’argument était qu’avec ses recherches sur les enfants volés qui n’ont pas encore été retrouvés, cette commission prenait en charge des activités relevant du pouvoir judiciaire. Le démantèlement de la CONADI a été dénoncé par tous les organismes de droits humains et le gouverneur de la province de Buenos Aires, Axel Kicillof, a annoncé la création d’une commission avec le même but à l’échelle provinciale.
Un dernier élément que je souhaite mettre en avant est l’attitude du gouvernement par rapport aux universités. Le droit à l’éducation et à une éducation de qualité fait partie des droits humains défendus par les associations qui participent aussi à l’élaboration de la mémoire collective. Elles dénoncent aussi les crimes commis par les militaires et leurs complices (entrepreneurs, médecins, avocats, membres du clergé…) pendant la dernière dictature. Le 25 juillet, le ministère du capital humain[4] a annoncé que la doyenne de l’université de l’Association des Mères de la Place de Mai (Cristina Caamaño) serait remplacée par Eduardo Luis Maurizzio. Cette décision unilatérale a été vivement dénoncée par l’Association des Mères de la Place de Mai ainsi que par d’autres groupes comme le CLACSO (Conseil latino-américain des sciences sociales). À partir de ce moment-là, une affiche qui dénonçait cette décision ministérielle a été accrochée sur la place de Mai pendant toutes les rondes hebdomadaires de l’association. Début septembre, le nouveau doyen et la police fédérale ont empêché l’accès à l’université, pour des raisons de sécurité selon le doyen. Le cas de l’université de l’Association des Mères de la Place de Mai est un cas singulier qui reflète l’hostilité du gouvernement par rapport aux universités publiques. Le 5 septembre et le 2 octobre, une grève nationale des universitaires et des manifestations en défense de l’université publique ont été organisées. Le 3 octobre, le président a mis son veto à un projet de loi pour une augmentation des fonds universitaires. Son veto a été approuvé par le Congrès le 9 octobre. Depuis, une centaine d’universités est occupée ainsi que des collèges et des lycées. Les enseignants de beaucoup d’universités organisent des cours publics dans la rue, en signe de résistance. La toute dernière actualité qui souligne l’hostilité du gouvernement par rapport à l’enseignement et la mémoire est l’annonce officielle de l’annulation du Séminaire international annuel sur les Politiques de Mémoire, organisé par le centre culturel Haroldo Conti (lieu de mémoire ESMA). Le 18 octobre 2024, le jour même du début des activités, le secrétaire des droits humains Alberto Baños a déclaré que ce séminaire était annulé et que les organisateurs n’avaient pas le droit de mener ces activités. Cette annonce le jour même du début du séminaire a eu de quoi surprendre car le secrétariat des droits humains avait été mis au courant de cette initiative des mois auparavant. Les organisateurs du séminaire ont réussi à maintenir le programme prévu dans d’autres bâtiments du lieu de mémoire ESMA.
Il reste donc beaucoup de points d’interrogation par rapport à la transmission de la mémoire collective du passé dictatorial dans le contexte politique actuel. Dans le titre de cette présentation j’ai utilisé le mot de mémoire au pluriel parce que le contexte actuel montre à quel point ce concept est complexe. En plus des mémoires individuelles qui sont par essence singulières, la mémoire collective de la dernière dictature n’est pas unique. Une pluralité de voix qui font mémoire de ce passé. D’une part, les voix qui rendent hommage aux personnes affectées par la répression (survivants, familles de disparus ou de personnes assassinées, enfants volés…) et dénoncent les crimes contre l’humanité. D’autre part, celles qui légitiment la répression dictatoriale et tentent de réhabiliter ses auteurs. La démocratie est un régime politique qui permet cette diversité de voix et la liberté d’expression. Néanmoins, nous avons remarqué que le discours mémoriel officiel du gouvernement de Javier Milei et de sa vice-présidente Victoria Villaruel se caractérise par une tonalité haineuse. Ce discours nie d’ailleurs des réalités prouvées historiquement et juridiquement dans le cadre des procès.
La mémoire collective s’élabore toujours dans le présent. Certaines associations de droits humains utilisent d’ailleurs l’expression « la mémoire est un présent qui lutte ». Il nous reste donc à observer comment ce « présent qui lutte » va évoluer et dans quelle mesure l’élaboration d’une mémoire sociale et collective de la dernière dictature en sera modifiée.
* Doctorante en études ibéro-américaines, Sorbonne Université (Paris).
CRIMIC (Centre de Recherches Interdisciplinaires sur les Mondes Ibéro-américains Contemporains)
[1] Traduction libre de la retranscription du discours présidentiel. Source : https://www.casarosada.gob.ar/informacion/discursos/50380-el-presidente-inaugura-el-142-periodo-de-sesiones-ordinarias-del-congreso
[2] ranalletti, Mario, « Apuntes sobre el negacionismo en Argentina. Uso político del pasado y reivindicación de la represión ilegal en la etapa post-1983 », in Negacionismo, Andre Copani, Mara Palazzo (dir.), Buenos Aires, Ministerio de Justicia y Derechos Humanos de la Nación, 2022, p. 29-43.
[3] Source : https://www.comisionporlamemoria.org/la-cpm-denuncio-penalmente-al-diputado-beltran-benedit-por-apologia-del-crimen/
[4] Ce ministère créé par le président rassemble les anciens ministères de l’Éducation, la Santé, le Travail et le Développement Social.
